jeudi 27 novembre 2008

Sortir de l’impasse par la création.

Ce texte a été écrit par Albert Camus et reste étonnement d’actualité.Prenez le temps de lire . Ce message est là, pour nous, depuis 50 ans : il parle de notre société , il parle de nous, il s’adresse à ce monde du début du 21° siècle.

Lisez le texte ci-dessous et comparez avec les discours actuels : qui parle "culture" aujourd’hui est traité de "gauchiste" ou d’"élitiste", selon le cas (voir question bêêête N° 44) sauf lorsqu’il y a le mot "industrie" avec : (industrie culturelle), alors, on parle commerce … Les projets électoraux qui nous sont présentés oublient totalement d’en faire un projet, et même d’en parler voir la lettre ouverte aux candidat(e) proposée par Horschamp.

En art, la révolte s’achève et se perpétue dans la vraie création, non dans la critique ou le commentaire. La révolution, de son côté, ne peut s’affirmer que dans une civilisation, non dans la terreur ou la tyrannie. Les deux questions que pose désormais notre temps à une société dans l’impasse : la création est-elle possible, la révolution est-elle possible, n’en font qu’une, qui concerne la renaissance d’une civilisation.

La révolution et l’art du 20° siècle sont tributaires du même nihilisme et vivent dans la même contradiction. Ils nient ce qu’ils affirment pourtant dans leur mouvement même et cherchent tous deux une issue impossible, à travers la terreur. … Finalement, la société capitaliste et la société révolutionnaire n’en font qu’une dans la mesure où elles s’asservissent au même moyen, la production industrielle, et à la même promesse. … La société de la production est seulement productrice, non créatrice.

… l’art et la société, la création et la révolution doivent, pour cela, retrouver la source de la révolte où refus et consentement, singularité et universel, individu et histoire s’équilibrent dans la tension la plus dure. La révolte n’est pas en elle-même un élément de civilisation. Mais elle est préalable à toute civilisation. Elle seule, dans l’impasse où nous vivons, permet d’espérer l’avenir dont rêvait Nietzsche : « Au lieu du juge et du répresseur, le créateur. » Formule qui ne peut pas autoriser l’illusion dérisoire d’une cité dirigée par des artistes. Elle éclaire seulement le drame de notre époque où le travail, soumis entièrement à la production, a cessé d’être créateur. La société industrielle n’ouvrira les chemins d’une civilisation qu’en redonnant au travailleur la dignité du créateur, c’est-à-dire en appliquant son intérêt et sa réflexion autant au travail lui-même qu’à son produit.

La civilisation désormais nécessaire ne pourra pas séparer, dans les classes comme dans l’individu, le travailleur et le créateur… C’est ainsi qu’elle reconnaitra à tous (et toutes) la dignité affirmée par la révolte. … Toute création nie, en elle-même, le monde du maitre et de l’esclave. La hideuse société de tyrans et d’esclaves où nous nous survivons ne trouvera sa mort et sa transfiguration qu’au niveau de la création.

... Un des sens de l’histoire d’aujourd’hui, et plus encore de demain, est la lutte entre les artistes et les nouveaux conquérants, entre les témoins de la révolution créatrice et les bâtisseurs de la révolution nihiliste. Sur l’issue de la lutte, on ne peut se faire que des illusions raisonnables. Du moins, nous savons désormais qu’elle doit être menée. Les conquérants modernes peuvent tuer, mais semblent ne pouvoir créer. Les artistes savent créer, mais ne peuvent réellement tuer. … Si, enfin, les conquérants pliaient le monde à leur loi, ils ne prouveraient pas que la quantité est reine, mais que ce monde est enfer. Dans cet enfer même, la place de l’art coïnciderait encore avec celle de la révolte vaincue, espoir aveugle et vide au creux des jours désespérés. Ernst Dwinger, dans son Journal de Sibérie, parle de ce lieutenant allemand qui, prisonnier depuis des années dans un camp où régnaient le froid et la faim, s’était construit, avec des touches de bois, un piano silencieux. Là, dans l’entassement de la misère, au milieu d’une cohue en haillons, il composait une étrange musique qu’il était seul à entendre. Ainsi, jetés dans l’enfer, de mystérieuses mélodies et les images cruelles de la beauté enfuie nous apporteraient toujours, au milieu du crime et de la folie, l’écho de cette insurrection harmonieuse qui témoigne au long des siècles pour la grandeur humaine. … La beauté, sans doute, ne fait pas les révolutions. Mais un jour vient où les révolutions ont besoin d’elle. …

En maintenant la beauté, nous préparons ce jour de renaissance où la civilisation mettra au centre de sa réflexion, loin des principes formels et des valeurs dégradées de l’histoire, cette vertu vivante qui fonde la commune dignité du monde et de l’homme, et que nous avons maintenant à définir en face d’un monde qui l’insulte.

Albert Camus Extrait de "L’homme révolté", chapitre : Révolte et Art, Création et révolution

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